Je vais vous livrer ici une conviction personnelle tenace. Celle que le courage ne doit pas être réservés aux moments “d’exception”.
Il y a quelques années je travaillais dans un centre d’appel. Du télémarketing agressif pour un grand groupe immobilier. Quatre années d’enfer salarial en parallèle à mes études.
Déshumanisation par l’adoption obligatoire d’un nom d’emprunt. Open-space bruyant. Minutage et écoutes surprises de nos appels par nos supérieurs. Résultats de chacun affichés publiquement sur des tableaux avec classement vertical du meilleur au moins “productif”. Rémunération à la prime selon le nombre de rendez-vous réalisés, ce qui nous pousse à toujours plus mentir, accélérer et rentabiliser les échanges téléphoniques avec ces pauvres gens appelés aux quatre coins de la France.
Dès la première semaine déjà, voyant l’esprit je me suis dit “Soit tu te rebelles, tu écoutes tes convictions et tu te casses. Soit tu te mets volontairement les œillères et tu attends que ça passe.”
J’ai opté pour la seconde solution. Loyer à payer et confort du CDI obligent.
Le plus grave dans ce que nous faisions c’est que nous proposions aux “prospects” payant plus de 2 500 € d’impôts par an d’obtenir un rendez-vous avec un soi-disant fiscaliste qui allait les aider à comprendre comment alléger leurs impôts avec les nouvelles lois de défiscalisation. En fait un commercial qui travaille pour nous et qui a pour but, après vous avoir bien embobinés, de vous faire investir dans un appartement Robien ou Sellier en défiscalisation.
Or suite à ce type de rendez-vous certains particuliers se sont retrouvés surendettés avec un appartement défiscalisé construit dans un bled où la demande locative est nulle voire avec un appartement défectueux construit à la hâte et impossible à revendre*. Tout ça parce qu’ils avaient accepté de rencontrer un commercial de chez nous aux techniques de manipulations agressives. Tout ça suite à MON appel téléphonique convaincant et légèrement flou sur le réel intitulé du monsieur en question.
“Certains particuliers se sont retrouvés surendettés avec un appartement défiscalisé construit dans un bled où la demande locative est nulle voire avec un appartement défectueux construit à la hâte et impossible à revendre. Tout ça suite à MON appel téléphonique”
Au bout de trois années malgré de bons résultats les dysfonctionnements internes et la pression managériale m’ont mené au burn-out.
Nous faisions toujours plus de rendez-vous (au prix d’une pelletée de terre jetée sur notre morale) et aurions dû obtenir nos primes or l’entreprise se débrouillait pour nous les faire sauter de moitié chaque mois, nous disant que nos rendez-vous avaient été annulés (le tout sans aucune autre preuve que leur “bonne foi”).
Devant tant de malhonnêteté je décidais, plutôt que de me laisser aller, de réagir.
J’ai alors réussi, malgré l’assez globale inimité de mes collègues à mon égard à me faire élire déléguée syndicale représentante du personnel. Là, ma vengeance a pu commencer.
Un régal qui a duré un an et qui faisait briller d’envie (ou d’incompréhension ^^) les yeux de mes collègues qui n’auraient jamais osé un seul instant agir comme je l’ai fait, tout en y rêvant secrètement.
Le premier mois j’ai testé les limites. Je n’appelais plus pour “faire du chiffre” mais je discutais pendant une demi-heure à une heure avec ceux que j’appelais. Comblant la solitude de certains, échangeant politique avec d’autres. Je me laissais aller à une humanité dont on m’avait trop longtemps privée.
Là a commencé la pression.
“Après même pas deux mois je ne passais plus d’appels. Je raccrochais directement pour éviter à la pauvre personne au bout du fil comme à moi-même une mascarade inutile et désagréable.”
Accusée de volontairement ne pas faire de chiffre (affront classé au degré le plus grave dans cette entreprise), mon manager se faisait pressant, multipliant les remontrances et remarques désagréables en public, me prenant en rendez-vous individuels pour chuchoter tout bas des choses qui si elles avaient été dites tout haut pouvaient lui faire risquer un procès.
Après même pas deux mois je ne passais plus d’appels. Je raccrochais directement pour éviter à la pauvre personne au bout du fil comme à moi-même une mascarade inutile et désagréable. A côté de cela je continuais à travailler sur mon mémoire de journalisme, bien plus intéressant.
Au troisième mois j’ai carrément arrêté de mettre mon casque d’appel sur la tête. J’arrivais au bureau collectif, je disposais mes notes de mémoire et commençais à travailler. Mon manager puis ses supérieurs, désarçonnés, venaient me voir à tour de rôle tentant de comprendre mon geste et surtout de me remettre au travail. S’en suivait alors ce genre de discussions :
“- Sabrina, tu veux bien mettre ton casque et travailler s’il te plaît ?”
“- Oui, et si je refuse qu’allez-vous me faire ?”
“- Allez, ne fais pas l’imbécile…”
“- Ah d’accord donc vous ne ferez rien, bon ben si ça vous plaît de me payer à ne rien faire c’est votre problème. Moi je suis ouverte à toute discussion sur un départ à l’amiable.” le tout agrémenté d’un grand sourire.
Ils ne savaient pas quoi dire et ne pouvaient rien faire car j’étais déléguée syndicale et que leur entreprise de par ses mauvaises pratiques – envers ses employés comme envers ses clients – ne voulait pas attirer l’attention. Entre les primes sucrées frauduleusement aux employés peu regardants et les arguments très limites voire illégaux employés lors de nos discours téléphoniques, la boîte refusait de virer ou d’arranger un départ à l’amiable. C’était notoire en interne. Personne n’avait pu l’obtenir, nous devions démissionner pour partir (et donc dire au revoir à nos droits chômage au passage) puisque nous étions en CDI.
Leur spécialité pour éjecter un élément indésirable comme je l’étais devenu était de pousser psychologiquement les employés à partir, les pousser à bout. Je les ai vus à l’oeuvre de nombreuses fois, cela marchait très bien.
Mon cas ne fit pas exception, ils refusaient un départ sur accord à l’amiable et je refusais de démissionner puisque ces idiots acceptaient l’absurde situation de me payer à ne rien faire !
“Leur spécialité pour éjecter un élément indésirable comme je l’étais devenu était de pousser psychologiquement les employés à partir, les pousser à bout [mais] je refusais de démissionner puisque ces idiots acceptaient l’absurde situation de me payer à ne rien faire !”
La dernière phase de mon plan fut donc de les titiller un maximum. Lors des réunions mensuelles qu’avaient les délégués représentants du personnel avec la direction je me régalais à poser à notre PDGère les questions les plus gênantes et les plus précises sur les managers harceleurs, la pression psychologique insoutenable (des filles qui chaque soir pleuraient sur le plateau), les argumentaires donnés aux prospects, les rendez-vous ôtés de nos primes sans justification.
Des scènes dignes d’un film !
Non sans un certain stress, j’allais au front. Dans ces réunions où habituellement le cirque consistait à poser des questions édulcorées et surtout pas polémiques visant à se faire mousser auprès de ses supérieurs, j’osais tout !
Tout ça pour vous dire, et ce n’est qu’un exemple parmi d’autres dans ma jeune vie, que jamais vous ne devriez baisser les bras.
Jamais vous ne devriez vous soumettre à une situation anormale ou qui vous tire vers le fond. Ce que j’ai fait des millions de salariés rêveraient de le faire. Alors certes j’avais l’opportunité et le mobile (vous apprécierez le champ lexical criminel^^) mais d’autres fois dans ma vie il y avait plus d’enjeux et j’ai recommencé sans hésiter.
“La vie ne vaut pas d’être vécue à moitié.
La vie ne vaut pas d’être vécu opprimé, écrasé quand vous pouvez vous libérer de vos chaînes.
Cette vie nous la construisons tous ensemble, chaque jour et chacun de nous, dans ce que nous appelons la “société”.”
Moi l’arrière-petite-fille d’un instituteur qui fournissait la résistance aveyronnaise en cartes d’alimentations, moi l’arrière-petite-nièce d’une femme qui a caché toute une famille juive dans sa maison en 1940 je suis fière d’être une rebelle !
Peut-être ai-je cela dans le sang.
La vie ne vaut pas d’être vécue à moitié.
La vie ne vaut pas d’être vécu opprimé, écrasé quand vous pouvez vous libérer de vos chaînes.
Cette vie nous la construisons tous ensemble, chaque jour et chacun de nous, dans ce que nous appelons la “société”.
Alors suivez votre petite voix intérieure. Car même si l’argent n’est pas au rendez-vous, rien ne vaut la santé et l’intégrité morale.
C’est pourquoi ces petites rébellions quotidiennes ne doivent pas êtres moquées mais encouragées.
C’est pourquoi ces petites rébellions quotidiennes sont ESSENTIELLES.
Refusez de vous faire bousculer dans la rue sans réagir un tant soit peu.
Refusez de vous faire broyer le cerveau et les sentiments par une relation pernicieuse et malsaine qui s’installe dans votre entreprise.
Parlez-en, criez-le, dénoncez-le.
Cela paraîtra utopique à certains pourtant il faut le vivre pour le croire. Vous ne deviendrez pas pauvre ou exclu en protégeant votre santé mentale et vos valeurs. Au contraire vous saurez où vous diriger pour vous épanouir et vous aurez une confiance en vous à toute épreuve.
Qui plus que celui qui est en total accord avec lui-même peut dire qu’il est heureux ?
* Cf. les nombreux reportages des années 2007/8/9/10 comme “Les Robien de la colère” dénonçant ces pratiques et montrant des particuliers de classe moyenne dans une merde financière noire.
Ton histoire est vraiment passionnante. Tu devais avoir l’impression de gâcher ton potentiel avec ce travail, non ? Aujourd’hui, grâce à ce même potentiel, tu arrives à convaincre les gens de ce qui est RÉELLEMENT bon pour eux ^^
Comment tout cela s’est-il terminé au final ? Tu as réussi à te faire virer ?
Les rebelles n’ont décidément pas la vie facile, mais c’est cela qui la rend plus savoureuse. Les victoires n’en sont que plus brillantes.
Et, après tout, un mouton a-t-il la vie plus facile ? Je ne pense pas non plus. Beaucoup de gens, pour diverses raisons, ne trouvent simplement pas la force d’aller contre le courant.
Qui que l’on soit, rebelle ou conformiste, le plus dur est peut-être de ne jamais s’écouter, d’aller contre soi et sa nature, de ne pas se trouver et de subir la vie.
À 28 ans, ce que j’ai appris c’est qu’il faut écouter sa vraie nature et que cela s’apprend, à travers de nombreuses épreuves. Aussi, il ne faut jamais taire son intuition, et celle-ci se travaille et s’affine avec le temps. En faisant ça, les choix les meilleurs se dessinent avec plus de clarté, voire d’évidence.
Le soutien de proches réellement fiables peut également se révéler essentiel dans la quête de soi et du bonheur.
Sabrina, tes articles me font trop philosopher ^^
Hello,
Bon eh bien désolée de faire carburer ton cerveau ha ha !
Finalement, comme ils ne voulaient pas de départ à l’amiable cela a duré un an comme ça où je n’ai pas travaillé puis j’ai démissionné, donc sans indemnités ni droits chômages (mais je partais travailler ailleurs donc ça allait), voilà pour la fin de l’histoire 🙂
Après c’était ce qu’on appelle un travail étudiant donc bon, je n’en attendais pas grand épanouissement non plus (et beaucoup de gens ont des emplois peu épanouissants de ce genre toute leur vie, il faut aussi le savoir, travail ne rime pas avec épanouissement pour beaucoup…)
Et, oui, clairement, je préfère aussi être moi-même même sisortir du lot n’est pas tout le temps simple, c’est ma simplicité à moi, trof fatigant de faire autrement :-p
J’ai adoré ton article, ta façon d’écrire , de décrire la situation et surtout de te battre alors que tout le monde baisse la tête… ou les bras
Quelle personnalité , wouah 🙂
Merci Chouchie (oula faut pas avoir un cheveux sur la langue pour dire cette phrase^^)
Je l’ai justement pris à ce moment-là comme une exercice d’affirmation.
ps : ton blog me fait juste… saliver ! Tu fais des superbes photos 🙂
Eh ben! Bel acte de bravoure! J’aurais jamais osé à ta place, ayant trop peur de finir en justice… Mais une fois ta décision prise, tu as peut-être même trouvé ce petit jeu assez jouissif! 🙂
C’était carrément jouissif oui ! (même si la situation de base étant intenable le bonheur restait limité, par dépit…) et je ne risquais rien étant protégée par mon statut de syndiquée (dont j’ai abusé puisqu’ils abusaient également en face et comme ils ne voulaient pas la jouer à l’amiable eh bien ils ont décidé de continuer ainsi croyant que je craquerais 🙂
J’ai apprécié ton article car il me renvoie beaucoup à moi-même.
Même si nous n’appelons pas les prospects, nous sommes là pour leur vendre tout et n’importe quoi, afin d’avoir une prime (pas du tout avantageuse soit dit en passant ).
Ayant un enfant, je ne peux pas me permettre d’agir de la même manière que toi, mais si j’étais sans ” attaches “, je pense que je pourrais le faire.
Merci en tout cas. C’est cool de lire un témoignage sur ça.
Salut Marie et merci de l’avoir lu, bien sûr je me suis rebellée parce que je pouvais le faire en espérant que cela aura servi à quelque chose…
Arrière petite fille de la famille ayant caché la mère et la soeur de Jean Moulin, petite fille d’un soldat hollandais capturé par les allemands ayant eu le courage de fuir à travers un champs quand il a pu en saisir l’opportunité sur la route des camps (bon en passant il a rencontré l’amour il n’y a que lui pour faire ça!); je suis actuellement enfermé dans un doctorat sans fond. Mais la lueur au bout du tunnel : en décembre au plus tard je soutiens. En décembre au plus tard je suis libre de quitter ce monde de merde. ce monde de la recherche qui m’a tant fait rêver, qui m’a tant passionner pour me décevoir si amèrement par la suite… Comprenez bien que j’aime la recherche je suis une de ces passionnés insatiables mais pas à tout prix et pas au prix de ma vie. Ce monde la recherche française et peut être même mondial gangréné au plus profond de son âme par une intarissable recherche de financement qui nous pousse à publier toujours plus au prix d’article de qualité de plus en plus médiocres, non pas par leur raisonnement ou leur avancées (il faut toujours faire mieux que le concurrent) mais au prix d’une rapidité de publication qu’avec nos subventions il est IMPOSSIBLE d’arriver. donc au final des articles avec certes de bonne idées mais des expérimentations mal montées mal justifiées et des collaboration par la traitrise. en bref une science au rabais et vendue au plus offrant qui me débecte au plus profond de moi. Je voulais devenir chercheuse pour faire avancer la science et aider les autres mais ça n’existe pas. Aujourd’hui les chercheurs sont les exploités du capitalisme.
Comme toi j’ai ouvert ma grande gueule, j’ai été représentante des doctorants de mon école doctorale pendant deux longes années, une expérience fantastique qui m’a rappelé qu’aider les autres et faire bouger les choses pour les autres, au détriment parfois de soi même était ma vrai vocation dans la vie. Aujourd’hui je sais ce que je veux faire : quitter ce monde de merde et aider les autres. tant pis pour ces 11 longues années d’études qui vont joyeusement partir à la poubelle. Je ne vais en garder que le meilleur : la femme hors des sentiers battus que je suis aujourd’hui, la lionne prête au combat… A bon entendeur, faîtes gaffe à vos fesses je mord!
Quelle énergie Fanny !
Je trouve que tu as tout à y gagner à éliminer les voiles qui peuvent se lacer devant tes envies réelles et c’est extrêmement louable et courageux de ta part de ne pas t’enliser en aidant la pain qui te pousse vers le fond 🙂
C’est très cruel pour ceux de notre génération de faire de longues études où l’on sacrifie souvent notre vie privée pour finalement se rendre compte que le métier que l’on veut exercer est à l’opposé des nos idéaux mais il faut faire en sorte de ne jamais renoncer à ces hauts idéaux, laisse le destin t’emmener là où tu pourra devenir la vraie chercheuse, utile et intègre que tu veux devenir et si tu sens que ta voie est ailleurs alors va ailleurs !
C’est marrant ton histoire m’a aussi rappelé qu’un de mes arrière grand-père côté paternel s’est également enfui en courant d’un camp de prisonnier ^^
Que 2015 soit l’année de l’alignement avec si-même ou ne soit pas ! :-p