Le génie du mensonge touche un sujet essentiel de la vie de tout être qui cherche à éclaircir l’horizon de la vérité en se nourrissant des œuvres des autres penseurs.Chaque être ayant ses failles, ses contradictions, ses propres mensonges vous ne devez pas adopter sans critique la pensée d’un autre sous peine de vous perdre vous-même.
C’est le message en filigrane qu’essaie de nous faire passer François Noudelmann. La guerre intellectuelle, si elle est silencieuse, n’en est pas moins destructrice. Derrière un livre peut se cacher une véritable bombe psychologique.
Comme nous en parlions il y a peu dans Pourquoi partir du principe que personne ne détient la vérité fait gagner du temps, aucun « maître à penser » n’est infaillible, ce sont même avec leurs airs confiants qu’ils peuvent être les pires perturbateurs d’esprits car leur pensée troublée contamine la nôtre.
Comme le pensaient les amérindiens, la guerre psychologique est la plus importante, elle fait et défait les êtres. C’est pourquoi il faut lui prêter une grande attention.
Découvrons ensemble avec François Noudelmann comment…
CaSeSaurait : Dans Le génie du mensonge vous analysez dans le fond et la forme la pensée de Rousseau à Beauvoir en passant par Kierkegaard pour nous montrer comment nos personnalités sont multiples et par conséquent, notre production intellectuelle parfois en contradiction.
Dans votre premier chapitre sur le pathos de la vérité vous donnez un premier indice pour apprendre à repérer un « menteur » intellectuel : trop vouloir affirmer détenir la vérité doit toujours nous apparaître suspect. Quels sont justement les premiers indices qui doivent nous faire penser que nous sommes en présence de l’œuvre d’un « menteur de génie » ?
François Noudelmann : On ne répète que ce qu’on n’arrive pas à dire une fois pour toute. Le mensonge par affirmation procède de répétition, d’insistance, de rougeur, de déclaration, de voix fortes, d’hystérie, d’hyperboles, d’abstraction, d’imposition, de ratiocination… parfois ce mensonge confine au génie, bon ou malin.
Vous dites que le fait de faire une fixette sur une idée particulière, « le surinvestissement d’une idole verbale » est l’indice le plus éclatant du mensonge à soi et que « plus la nécessité de refouler le mensonge se fait pressante, plus la glorification de la vérité devient dramatique ». Ainsi, les djihadistes et intégristes religieux qui n’ont que les mots « Dieu » et « vertu » à la bouche souffriraient-ils de la peur que Dieu n’existe pas et que leur vertu ne soit pas si évidente ?
L’idole verbale est un fétiche. Elle fonctionne selon deux principes liés : la sacralisation d’un mot et la négation de son référent. Sacraliser pour nier la réalité, ou pour agir à l’inverse de ce qu’on énonce.
Autre « piège » lorsque l’on lit une œuvre philosophique. Il semblerait, et c’est bien naturel, que nombre de penseurs s’inspirent de leur cas et de leur vécu intime pour en faire un discours général. Autrement dit de nombreux philosophes auraient faits de leur cas particulier une généralité. Là aussi comment reconnaître par des indices de forme ou de fond ce genre de tendance ?
Il n’est pas critiquable de partir de son cas particulier pour aller vers la généralité, comme vous le dites. Ce qui est plus discutable est de nier l’investissement psychique personnel dans l’édification et la promotion d’une vérité générale.
Vous critiquez beaucoup la philosophie dans votre livre puisqu’elle impose des définitions de ce que sont les choses et tout un langage qui pour vous relève d’un « langage qui instaure des vérités par ses vertus déclaratives ». Aussi, à titre personnel quand vous lisez une œuvre philosophique quel crédit lui accordez-vous ?
Je ne critique pas la philosophie mais analyse, sans les juger, certains types de discours philosophiques. Même ceux qui procèdent d’un mensonge existentiel peuvent être crédités d’une pertinence à dire des vérités. C’est le mentir-vrai. D’ailleurs, on fait souvent crédit à des personnes ou des choses tout en sachant qu’elles ne sont pas ce qu’elles prétendent être : on en tire d’autres vérités aussi profitables.
Pensez-vous finalement que, de même que l’on dit des cordonniers qu’ils sont les plus mal chaussés, les philosophes seraient les moins bien équipés pour penser ?
Chacun pense à sa façon, qu’il s’agisse d’un cordonnier ou d’un philosophe. Ou d’une journaliste. Les équipements correspondent aux buts choisis.
Vous nuancez votre pensée en expliquant que, comme il est normal que nous ayons plusieurs personnalités qui cohabitent en nous, notre pensée suit celles-ci en étant tantôt l’une, tantôt l’autre. Mais alors nous mentons-nous tous à nous-même ou sommes-nous simplement libres d’être tout et rien à la fois du fait de cette caractéristique naturelle ?
Être plusieurs n’est pas une “caractéristique naturelle” mais une réalité existentielle, choisie ou non, connue ou pas. Notre pensée ne “suit” pas nos différentes personnalités. Au contraire, c’est l’activité de pensée qui construit des personnalités. Être ce que nous pensons est une option d’existence, souvent vécue avec passion par les philosophes.
Dans la conclusion du Génie du mensonge vous dites que « Le menteur impénitent se dégage du devoir de vérité en devenant caméléon ». Alors plus quelqu’un ment plus il a du mal à trouver sa vérité car c’est un fardeau trop lourd pour lui ?
La recherche de la vérité est souvent gouvernée par le “devoir de vérité”. Ce devoir est en fait un “droit” que les autres ont acquis sur nous. Nietzsche, et Deleuze ou Foucault à sa suite, ont questionné l’autorité qui exige de “dire la vérité”. Face à cette injonction, mentir n’est pas seulement dire le contraire de la vérité, mais une stratégie qui permet d’échapper à l’obligation de dire la vérité. Être caméléon consiste à dire la vérité que les autres veulent entendre, à prendre des couleurs et des masques qui permettent de déjouer le devoir de dire le vrai et la fiction d’ “être vrai”. Attention : c’est une stratégie, un comportement repérable dans le mensonge enfantin ou celui des menteurs impénitents. Ce n’est pas un modèle à suivre !
Moi qui suis journaliste, et qui philosophe un peu ici-même, je trouve intéressant de travailler sur soi dans ce genre de profession pour ensuite donner le meilleur aux lecteurs sans que tout soit faussé. Auriez-vous une méthode pour repérer le fait de se mentir à soi-même ? Pouvons-nous faire seuls ce travail ou cela ne peut-il venir que de l‘extérieur ?
Impossible de savoir si nous nous mentons : le fameux paradoxe du menteur (l’impossibilité logique de dire “je mens” tout en disant la vérité) s’applique aussi au mensonge à soi-même. La pratique du doute, le refus de la complaisance à l’égard de soi, l’effort de lucidité, mais aussi un regard ou une écoute extérieurs permettent de prendre conscience de ces leurres.
Finalement, ces « génies du mensonge », attirés qu’ils sont par la reconnaissance ou l’influence, ne sont-ils pas ceux que l’on entend le plus dans les sphères médiatiques ?
Le génie du mensonge n’est pas à entendre comme “ces personnes géniales qui mentent” ou “ces personnes qui mentent génialement”, mais comme “ce malin génie qui se glisse dans la pensée”. Et tout mon livre vise à défaire l’unité du mot de mensonge pour montrer l’infinie variété du mentir. Le mensonge intentionnel est le moins intéressant, même s’il peut avoir une qualité tactique. En revanche le mensonge à soi est plus complexe. Et lorsqu’il produit des œuvres aussi puissantes que des traités de philosophie, alors il devient passionnant à étudier.
A quel pourcentage évalueriez-vous le nombre de ces experts médiatiques dont le désir est de se faire connaître eux et leur thèse de vérité (issue d’un mensonge à soi) ? (experts dont ensuite les spectateurs/auditeurs reprennent à leur compte les thèses…)
100%
Avez-vous envie de nous parler d’autre chose qui vous tient à cœur à propos de ces génies du mensonge que nous n’aurions pas abordé lors de cette interview ?
Une question pour vous : Si le mensonge est fondamentalement choquant, insupportable et condamnable, pourquoi les imposteurs fascinent-ils autant ?
Je dirais qu’ils peuvent fasciner parce qu’ils osent faire des choses pour atteindre leur but que peu osent faire à ce point-là. Le mensonge s’avérant plus payant que la vérité, beaucoup de gens sont fascinés par ces personnes qui n’ont aucun scrupule à mentir (ou qui se mentent à eux-même sans le savoir avec une force immense) et qui recueillent les fruits de ce mensonge : prestige, pouvoir, relations etc.
Je pense aussi que comme nous nous mentons tous à nous-même (au moins dans certains domaines de nos vies), observer cet appendice présent en chacun de nous mais devenu gigantesque chez d’autres peut pousser à une forme de fascination.
Comme vous l’expliquez, le mensonge dans l’aspect sous lequel vous l’analysez est passionnant car, hors de toute morale, on voit qu’il peut être fécond, produire de vraies œuvres et que nous avons tous des contradictions, ce qui n’empêche en rien l’intelligence du propos.
Pour prolonger votre réflexion en compagnie de François Noudelmann je vous invite à regarder cette interview de dix minutes réalisée par son éditeur %Max Milo à propos du Génie du Mensonge.
Et vous chers lecteurs, que pensez-vous du mensonge ?
Lire ou offrir Le génie du mensonge :
Un célèbre proverbe africain dit que « le mensonge donne des fleurs mais pas de fruits ».
Voilà peut-être une clé de discernement.
Le déni peut s’orner de beaux propos, de belles justifications (la fameuse dissonance cognitive), et même jouer au caméléon (j’ai bien aimé l’image), il peut-être très subtil et donner de jolies fleurs.
Mais il ne donne pas les fruit que sont la paix et la joie. Seule la vérité le peut. On pourrait dire qu’on se ment en se croyant en paix. Ok, c’est possible certaines fois, mais je pense malgré tout que quelques moments précieux où l’on est dans « le vrai », en cohérence avec la vie, ont un goût particulier.
D’ailleurs, dans ces moments, on ne sur affirme rien, on ne cherche pas à convaincre, le plus souvent on ne dit rien, on apprécie, on contemple et on « sait non mentalement ».
Avec un peu de discipline, de patience, d’honnêteté, de « coup de pied au cul » de l’univers, je crois qu’il est possible d’aller vers plus d’authenticité, de mettre à jour quelques beaux spécimens de mensonge à soi-même. Moi, je les garde et y revient très souvent.
Ce n’est pas très plaisant sur le coup, mais avec le recul, on comprend ce qu’à voulu souligner François Noudelmann, à savoir qu’il en ressort un intérêt en terme d’apprentissage. Et ce genre de leçon, de victoire sur le côté pervers de l’ego, ne s’oublie pas.
Pour conclure sur ces auteurs qui semblent avoir philosophé sur des sujets alors que leurs vies ne semblaient pas en adéquation, je dirais d’une part, que seule la connaissance de son opposé autorise à imaginer connaître une chose véritablement, complètement (je ne peux pas parler du chaud sans avoir expérimenté le froid, …), et d’autre part, qu’on enseigne le mieux ce que l’on est en train d’apprendre, et réciproquement, on apprend mieux tandis qu’on commence à transmettre.
Le dernier point est plus discutable dans nos sociétés basées sur les diplômes, les titres, les chasses gardées et autres prés carrés, l’éducation descendante et la toute puissance scientifique et intellectuelle. Mais je persiste, pour ce qui est de « l’humain », tout apprentissage est réciproque et continu (notamment avec les enfants si on accepte l’idée avec humilité), donc forcément par moments coloré d’une dose de mensonge non intentionnel et créatif. Après tout, c’est l’intention qui compte.
Merci pour ce passionnant sujet, pas facile, facile pour un vendredi soir, mais avec toi au moins nos esprits restent vifs.
Merci pour ce commentaire à la hauteur de ce que tu as l’habitude de partager ici 🙂
J’ai voulu le publier au plus vite pour le partager avec vous !
Magnifique commentaire ! Je ne vois rien à ajouter…