Par et pour les chiffres, le rendement, l’humain est de plus en plus nié. Nié dans la globalité de ses capacités, nié dans la pluralité de ses connaissances, nié dans la complexité de son être. Machinisé, rationalisé, standardisé, il s’attèle aux tâches limitées et répétitives qui lui sont demandées. « Récompensé » d’un salaire toujours plus maigre, coupé de toute force vitale, de tout élan créateur, et écrasé par une vision managériale du « toujours plus », l’épanouissement individuel se réduit à peau de chagrin.
Dans cette ambiance qui est celle de notre vie moderne, tout serait devenu médiocre, moyen, fade et sans passion. Un auteur s’est intéressé au phénomène et vous livre sa réflexion dans La Médiocratie (éditions LUX).
Cet auteur, Alain Deneault, est docteur en philosophie et auteur. Pas du genre à “parler tiède”, il annonce d’emblée la couleur :
” Rangez ces ouvrages compliqués, les livres comptables feront l’affaire. Ne soyez ni fier, ni spirituel, ni même à l’aise, vous risqueriez de paraître arrogant. Atténuez vos passions, elles font peur. Surtout, aucune “bonne idée”, la déchiqueteuse en est pleine. Ce regard perçant qui inquiète, dilatez-le et décontractez vos lèvres – il faut penser mou et le montrer, parler de son moi en le réduisant à peu de chose : on doit pouvoir vous caser. Les temps ont changé. Il n’y a eu aucune prise de la Bastille, rien de comparable à l’incendie du Reichstag, et l’Aurore n’a encore tiré aucun coup de feu. Pourtant l’assaut a bel et bien été lancé et couronné de succès : les médiocres ont pris le pouvoir.”
Cette couleur et ce phrasé fort, auxquels nous sommes de moins en moins habitués, désignent finalement un phénomène que nous sommes nombreux à ressentir sans parvenir à le distinguer clairement. Et pour cause, ses rouages sont à la fois discrets et surtout parfaitement intégrés au paysage social. Bienvenue dans un monde où même le subversif s’achète et se détourne pour mieux continuer à faire croire qu’il existe vraiment. Bienvenue dans un monde où la vie en entreprise atteint des sommets d’abrutissement et d’aliénation, où les médias portent en étendard une prétendue objectivité qui n’est qu’un outil de renforcement d’une classe dominante, où la télévision “casse le lien social réel” pour en proposer un “simulacre”, où l’art moderne incarne une vacuité vulgaire, symptomatique de la place réelle laissée dans notre société à la créativité et à l’expression réelle de chacun. Voilà le tableau peint par l’auteur… et l’image est laide.
CaSeSaurait : Pour commencer qu’est-ce pour vous que la médiocratie ? Comment se manifeste-elle ?
La médiocratie désigne un régime dans le cadre duquel les métiers deviennent des fonctions, les pratiques des techniques, les compétences des faits d’exécution. Mais ce régime ne dit pas son nom. Sous le vocable de « gouvernance », qui tend à remplacer celui de « politique », et qui naturalise la soumission de toute forme d’organisation sociale aux logiques du management et de l’organisation privée, les sujets d’un tel régime sont invités à développer leur« capital social », « capital santé » et « capital beauté » en se faisant entrepreneurs d’elles et d’eux-mêmes pour mieux apprendre à se vendre. Ces subordonnés se voient donc enjoints à deviner, si ce n’est à désirer l’ordre des attentes qu’entretiennent les dominants envers eux. Ces attentes correspondent à des normes, standards et protocoles que l’on associe à tort à une « moyenne », alors qu’elle correspond plutôt à la médiocrité. La moyenne reste une abstraction sur des modalités fort diverses et variées tandis que la médiocrité, qui lui est voisine, représente la moyenne en acte. Il ne s’agit pas encore, néanmoins, de la médiane, c’est-à-dire d’une incarnation strictement équilibrée de tous les éléments qui composent un système ; penser ainsi consisterait à mettre de côté l’aspect idéologique de l’affaire. Il s’agit d’une obéissance à un modèle qui, abusivement et péremptoirement, prétend de manière unilatérale incarner la moyenne, le juste milieu, la vérité, la normalité, le pragmatisme et le réalisme, alors que ces termes et prétentions ne font l’objet d’aucune démonstration. Ils sont plutôt le slogan de programmes qui se révèlent au contraire iniques sur le plan social, destructeurs sur le plan écologique et impérialistes sur le plan culturel.
les sujets d’un tel régime sont invités à développer leur« capital social », « capital santé » et « capital beauté » en se faisant entrepreneurs d’elles et d’eux-mêmes pour mieux apprendre à se vendre. Ces subordonnés se voient donc enjoints à deviner, si ce n’est à désirer l’ordre des attentes qu’entretiennent les dominants envers eux.
CaSeSaurait : D’ailleurs, quand et comment serait née, se serait installée, cette médiocratie que vous décrivez ?
Je tiens à préciser que j’ai tenu à écrire un essai et que ce genre littéraire suppose davantage l’élaboration d’une problématique et la soumission de propositions critiques au débat qu’une étude universitaire. Je ne fais pas œuvre de médiocrologie, Dieu m’en garde. L’essai permet précisément la considération de thèmes et d’enjeux qui échappent forcément aux paramètres d’analyse et d’études des scientifiques. On ne va quand même pas inventer un médiocromètre qui servirait d’unité de mesure à travers l’histoire pour étudier le degré de médiocrité des peuples ! Cela dit, l’étude des discours permet d’établir une évolution des termes médiocrité et médiocratie au fil de la modernité. Au départ, il s’agissait d’une expression dédaigneuse utilisée par les élites pour dénoncer la prétention des classes moyennes naissantes de s’essayer à la science, aux arts et à la politique. Comment des boutiquiers sans éducation pouvaient-ils donc prétendre, eux, à cela.
la révolution industrielle et la division du travail qui l’accompagne ont contribué à formater le travail de façon à rendre interchangeables ceux qui s’y sont trouvés soumis
Le médiocre paraissait sinon comme un personnage insignifiant ayant pour seule compétence de savoir se rendre utile auprès de ceux qui ont, de quelque manière, plus de pouvoir que lui. J’ai souhaité, dans mon livre, quant à notre époque, relever qu’au contraire, la médiocratie n’est plus déplorée, mais promue. Tendanciellement, la révolution industrielle et la division du travail qui l’accompagne ont contribué à formater le travail de façon à rendre interchangeables ceux qui s’y sont trouvés soumis, d’une part, tandis que, d’autre part, s’est développée toute une série de connaissances techniques et symboliques qui ont-elles aussi requis que des hordes d’exécutants soient formés sur un mode homogène. La médiocrité, c’est-à-dire savoir correspondre à des standards et à des normes que le pouvoir présente comme moyennes sur un mode intéressé et arbitraire, s’est progressivement imposée.
CaSeSaurait : Comment en êtes-vous arrivé à théoriser l’ idée, forte, selon laquelle notre société dans son ensemble serait tenue de part en part par les médiocres ? Et quelles sont les réactions face à cette vision sans concession de notre société que vous proposez ?
J’ai réservé aux publications universitaires mes travaux sur Georg Simmel, l’auteur sur qui ma thèse en philosophie porte, ainsi qu’à Écosociété mes études plus méthodiques sur le pouvoir des entreprises multinationales et l’ordre politique qu’elles contribuent à générer. Chez Lux paraissent des écrits qui tiennent davantage, j’oserais dire, à une intuition d’écrivain. Sous cette expression aux allures présomptueuses, j’entends simplement le fait d’une attention à un bruissement social qui excède le fait de seules plaintes et lamentations, témoignant au contraire de frustrations et de colères qui ont leur raison. Et j’ai tenté dans La Médiocratie, dans « Gouvernance » et maintenant dans Politiques de l’extrême-centre de donner raison, de donner ses raisons, à cette colère. Et cette colère et cette frustration s’expliquent par l’exigence que l’on retrouve, autant dans les ministères que dans les entreprises ou les universités et même dans les groupes associatifs, de correspondre à certains standards qui agissent comme des cancers au détriment des puissances de conviction et de pensée des gens.
cette colère et cette frustration s’expliquent par l’exigence que l’on retrouve […] de correspondre à certains standards qui agissent comme des cancers au détriment des puissances de conviction et de pensée des gens.
J’entendais encore récemment une professeure d’université me dire que si elle affichait la volonté de réaliser trente entretiens plutôt que vingt, elle était certaine de ne pas obtenir sa subvention parce qu’on ne la jugerait pas capable de le faire. La novlangue managériale et son pendant organisationnel, la « gouvernance », que rien ne semblent pouvoir arrêter et qui saccagent sans merci le vocabulaire portant sur la chose publique contribuent à confondre les citoyens. Au Québec, des professeurs d’université ont maintenant parfois des postes qui comportent en eux-mêmes le nom d’un commanditaire, comme s’ils étaient des coureurs au Tour de France, tandis qu’on embauche dans la fonction publique des « architectes en gouvernance d’entreprise ministérielle ». Des spécialistes de la gestion d’entreprise vantent pendant ce temps-là la « stupidité fonctionnelle » qui doit régner dans les organisations…
CaSeSaurait : Quand vous dites “on évincera les esprits qui ne participent pas à la duplicité, et ce, bien entendu, de manière médiocre, par le déni, le reniement et le ressentiment. […] La médiocratie nous incite de toute part à sommeiller dans la pensée, à considérer comme inévitable ce qui se révèle inacceptable et nécessaire ce qui est révoltant.” (p.16) on perçoit des conséquences graves de cette médiocratie sur nos vies. Pour vous quelles sont justement les principales conséquences de la médiocratie sur nos vies ?
D’une part, l’individualisme. D’autre part, la honte, la culpabilité. Trois grands maux de l’époque. D’abord, sous les auspices de la « gouvernance », on a travaillé à faire disparaître du vocabulaire tout ce qui pouvait référer à des réalités de partage, d’entraide et de solidarité. Exit le peuple, l’intérêt général, la chose commune, les services publics, les sujets collectifs. Exit également toute référence philosophique à la citoyenneté, à la « république » comme principe ainsi qu’à la démocratie. En lieu et place de ces repères historiques se sont imposés les barbarismes des théories de l’organisation privée : l’« acceptabilité sociale » plutôt que la démocratie, les « parties prenantes » plutôt que les citoyens, la « société civile » plutôt que le peuple, le « consensus » plutôt que le débat, les « partenariats » plutôt que les projets politiques, l’« empowerment des individus » plutôt que la solidarité sociale, la « compétitivité » plutôt que l’entraide, les « normes » plutôt que les lois, la « responsabilité sociale des entreprises » plutôt que les contraintes sociales, le « développement durable » plutôt que l’écologie politique…
Et ça continue : sans cesse les sémanticiens du pouvoir nous concoctent de nouveaux termes que des politiciens obnubilés par leur carrière et des universitaires obsédés par leurs subventions reprennent sans plus de scrupules. De cet individualisme profond, qui amène les gens à s’apitoyer lorsqu’on leur parle des glaciers qui fondent, du désert qui avance, des sols qui s’érodent, des déchets nucléaires qui nous donnent des cancers, de la température planétaire qui augmente, des écosystèmes qui se délitent, de l’État social qui s’écroule, de l’économie qu’on a assujettie à la finance, des États de droits qui se confondent aux paradis fiscaux… il ne reste pour toute réaction que l’impuissance et l’abattement. Du vigoureux Que faire ? de Lénine, on est passé au caliméroesque : Oui, mais qu’est-ce que je peux faire, moi, petit individu isolé devant TF1 ? Dans son monde, paradoxalement, la responsabilité devient entière : on nous dit qu’il nous revient de sortir du chômage, de nous rendre attrayant pour les employeurs, d’avoir la pêche sur notre page Facebook ou de devenir sinon un digne entrepreneur de nous-i-même… Puisque structurellement presque tout conspire à nous faire échouer, il s’ensuit une honte de soi qui n’est qu’une colère politique retournée contre l’individu auquel on nous a appris à restreindre notre conscience.
on nous dit qu’il nous revient de sortir du chômage, de nous rendre attrayant pour les employeurs, d’avoir la pêche sur notre page Facebook ou de devenir sinon un digne entrepreneur
CaSeSaurait : Vous abordez également le côté pernicieux de cette médiocratie en expliquant qu’elle nous demande de “jouer le jeu”, de se plier à elle “de manière obséquieuse”. Il est vrai que l’on entend souvent dire à propos de notre société, y compris aux enfants que l’on éduque, que “c’est le jeu, il faut l’accepter, il faut faire telle ou telle concession pour réussir“, comme s’il était obligatoire de nier ses valeurs, sa fougue ou ses pensées profondes pour trouver sa place dans la société. Vous qualifiez ce “jeu” de “vaste simulacre qui nous engloutit [comme] un manège que l’on dénonce un peu, mais sous l’autorité duquel on se place tout de même” (p.13). Pour vous, “penser de la sorte […] consiste en une démission de l’esprit […] jouer le jeu signifie trop de choses, souvent contradictoires, pour qu’on puisse échapper à l’arbitraire du strict rapport de force » et ce jeu « donne aux choses une allure inoffensive, ludique » [alors que] le revers des mondanités est violent. Plus encore, dans ce jeu « fondamentalement sans règles » tout deviendrait permis et, en réalité, jouer le jeu serait l’apanage des gens faibles puisque « pour ceux qui voient grand, “le jeu” consiste à surplomber la conjoncture pour la subordonner en en fixant arbitrairement les règles.” (p 47 à 49).
Vous touchez là du doigt quelque chose que nous vivons tous, qui nous taraude tous. Pourriez-vous nous dire en quoi cette façon de devoir “jouer le jeu” serait pernicieuse, pourquoi l’acceptons-nous pour la plupart sans broncher ?
Et surtout, « jouer le jeu » ressort d’une culture mafieuse. Cette expression, ainsi que la métaphore « mafia » qui est aujourd’hui utilisée pour dénoter à peu près tous les milieux constitués (les firmes pharmaceutiques et la corporation des médecins, les cercles universitaires, les partis politiques, les syndicats même…), témoigne de la façon dont le modus vivendi mafieux prolifère parmi nous. Elle porte sur des formes d’organisations parallèles, des règles non écrites toujours susceptibles d’évoluer, des rapports cyniques à la morale et aux règles élémentaires, la mise à mort symbolique de ceux qui ne jouent pas le jeu, une acuité obsessive dans l’identification de la constitution et la transformation des lieux de pouvoir, le déploiement d’un échiquier de référence qui se décale beaucoup des institutions formelles… En France, la petite histoire, pour ne pas dire l’histoire petite, de Jérôme Cahuzac l’exemplifie très bien. Mais on l’observe à toutes les échelles.
L’avenir est aux médiocres.
Malheureusement, de telles dynamiques encouragent les gens sans convictions ni passions qui se lèvent le matin en dédiant toutes leurs énergies à comprendre comment ils manœuvreront pour tirer leur épingle du jeu, en singeant toutes les formes prisées par le pouvoir, tandis que ceux et celles qui s’en tiennent à des exigences spécifiques et à des aspirations définies de manière indépendante font figure de myopes dans ce jeu. L’avenir est aux médiocres.
CaSeSaurait : Vous abordez un autre phénomène qui fait notre quotidien et dont on entend peu parler : celui du prix psychologique à payer pour les plus faibles qui sont broyés par ce système qui sert les intérêts de quelques puissants. Pour résumer, les pauvres devraient se contenir pour obtenir toujours plus d’argent et seraient obligés de se comporter de manière humble, modérée et obéissante quand les riches s’en dispensent (rêvant à devenir encore plus riches, car ils savent que cela revient à s’épargner ce refoulement permanent et usant). Comble de l’horreur, les plus démunis n’auraient même pas le droit d’exprimer ce malaise sans passer pour fous, affabulateurs. Or ce refoulement, psychologiquement usant, serait tempéré via des exutoires comme la consommation et que c’est ainsi que l’on finirait par tenir le peuple.
Dans la droite lignée de cette réflexion, vous précisez que ce qui semble le plus important est donc d'”être riche psychiquement » car cela revient à « se donner les moyens de manifester aussi aisément et fréquemment que possible ses volontés psychiques [et de] surtout ne pas devoir les contenir dans un coûteux processus de refoulement“.
Est-ce là votre premier conseil à tous ceux qui voudraient lutter contre la médiocratie ? N’y a-t-il malheureusement pas des conséquences, des sanctions du système mises en place contre ce genre de “rebelles” ?
En effet, dans La médiocratie qui reprend des thèmes multiples, il est question de la façon dont Simmel et Freud nous permettent de comprendre que l’argent touche à l’économie dans la mesure où il autorise ceux qui en disposent et qui portent les attributs de sa possession de faire l’économie d’un refoulement psychique auquel se trouvent au contraire tenus les gens désargentés. L’arrogance affiche de la superbe chez les gens riches tandis qu’elle apparaît vulgaire lorsque les gens pauvres la manifestent.
Ceux qui disposent [de l’argent peuvent] faire l’économie d’un refoulement psychique auquel se trouvent au contraire tenus les gens désargentés.
CaSeSaurait : D’ailleurs, à tous ceux qui voudraient lutter contre ce règne ambiant de la médiocrité, quelles sont d’après vous les meilleures armes ?
La pensée critique. Ne plus laisser les termes idéologiques et les assertions du pouvoir gagner le siège de la subjectivité et dicter la grammaire des pensées que nous ferons nôtres, mais traiter ces idéologèmes comme des objets auxquels on fait subir un rigoureux examen critique. Pour ce faire, il importe pour un esprit, comme le signalait Edward Said, de résister aux avantages de l’expertise pour se faire intellectuel, c’est-à-dire penser en fonction des ressources propres à l’esprit et non par rapport aux modalités instituées par des appareils de pouvoir.
CaSeSaurait : Page 187 vous énoncez que “c’est en partageant le point de vue de l’idéologie qu’on peut chercher à le renverser. La révolution n’est point davantage spectaculaire“. Vous ne pensez donc pas forcément que quelqu’un qui réussit dans la médiocratie est forcément un médiocre lui-même ?
Je me suis intéressé dans ce passage à la façon dont l’art arrive en certaines circonstances à nous faire partager la perspective qu’ont sur les choses les oligarques. Comprendre leur point de vue, ce qui revient aussi à concevoir en fonction de quels points aveugles ils croient nous surplomber, et faire voir que l’on voit, c’est faire perdre à l’idéologie ce à quoi elle tient le plus, la certitude de nommer le vrai tel quel et à participer de la nature des choses. Soudainement, cette subjectivité rendue particulière perd de son autorité, il redevient simplement une option, dont on apprécie rapidement la pauvreté et le caractère intéressé.
CaSeSaurait : D’après vous, à quoi se reconnaît un “serviteur” de la médiocratie et est-ce possible y faire face sans avoir à jouer ce fameux « jeu » dont nous parlions plus haut ?
La question est très générale alors que les cas particuliers auxquels elle réfère implicitement excèdent la capacité d’une seule personne de les concevoir. Il reste que la question du langage apparaît cruciale. Refuser l’« approche client » dans les institutions de bien commun relève aujourd’hui de la résistance. Si les universitaires, les pharmacologues ou les artistes faisaient valoir la notion de « services publics » face aux puissances du marché qui tentent par tous les moyens de rendre strictement rentables leurs pratiques, nous avancerions…
[La révolution] survient quand ceux qui se targuent encore de représenter ce qu’ils appellent « l’élite » perdent toute crédibilité auprès de ceux qu’ils subordonnent
CaSeSaurait : Du milieu scolaire et ses “éducastreurs” en passant par les études scientifiques peu fiables et le personnel politique qu’un tirage au sort désignerait plus pertinemment que des élections, La Médiocratie est un ouvrage éminemment politique en ce sens qu’il pousse à repenser totalement notre République dirigée par des “élites pensantes” pour le mal-être du plus grand nombre. Vous abordez d’ailleurs au chapitre quatre l’idée de révolution, mais vous ne pensez pas cette révolution au sens où on l’entend généralement (c’est-à-dire violente). Aussi, que préconisez-vous pour mettre fin concrètement au règne de la médiocratie ?
Sans en faire un programme ‒ ce n’était pas la visée ‒, il s’est agi dans ce livre de rappeler ce en quoi sobrement la révolution consiste, à savoir, lorsqu’on est progressiste, « rendre révolu » ce qui nuit à l’intérêt général. On reconnaît une révolution au changement de lexique qu’elle opère. On ne parle jamais de la même manière après un moment révolutionnaire qu’avant lui, et c’est en cela que je me suis permis de qualifier le passage à la « gouvernance » de révolution anesthésiante, parce qu’il s’est agi pour des pouvoirs de dissoudre les références à la pensée politique.
Rosa Luxemburg a lucidement expliqué en son temps qu’un contexte historique était révolutionnaire lorsque le statu quo comportait aux yeux d’une communauté politique plus de risques que la perspective de le renverser. Cela survient quand ceux qui se targuent encore de représenter ce qu’ils appellent « l’élite » perdent toute crédibilité auprès de ceux qu’ils subordonnent, tandis que se dessinent des perspectives attrayantes, qu’on souhaiterait autres que fascistes. Nous sommes à cette croisée des chemins.
Lire Médiocratie d’Alain Deneault :
merci pour cette découverte et bravo pour votre blog qui ne “pense pas mou”.
🙂
Si ta présentation du sujet m’a au départ emballé, j’ai ensuite eu un mal fou à ne pas décrocher (peut-être l’heure tardive ?). J’attendais la proximité, le pragmatisme, la simplicité, mais chaque réponse m’en éloignait.
En même temps, il a clairement et honnêtement prévenu : c’est un essai, et j’ai peur de ne pas etre armé intellectuellement pour apprécier à sa mesure son travail, ce qui est très personnel et en rien un jugement sur la valeur de sa réflexion.
Je suis certain qu’il y a un lectorat directement calibré pour alain deneault vu son bagage, mais a mon avis, l’essai n’est pas transformé (petite métaphore sportive du soir tu m’excuses) en utilité sociale car déconnecté, trop “perché”, et je trouve toujours cela Dommage car une bonne partie des acteurs susceptibles de nous sortir de cette médiocratie dénoncée se retrouve hors de portée du message (si message il y a!).
Mais bon, un essai philosophique doit-il être vulgarisé, y perd-il sa beauté, son âme ?
Je pense qu’il y a moyen, et peut-être nécessité.
Je ne retiens pas le livre malgré mon intérêt pour le sujet. Il en faut pour tous et je souhaitais être sincère.
Bravo en tout cas pour l’interview et ton esprit synthétique pour formuler des questions qui pourtant appelaient du concret.
Merci Fabien pour tes réflexions toujours appronfondies 🙂
C’est vrai que ma touche personnelle est de toujours dire très simplement les choses et que, forcément, les auteurs qui sont ici interviewés apportent leur façon de parler. Malgré tout, je t’invite à regarder son passage télé récent où, l’oral aidant, le discours est plus fluide : Alain Deneault dans Hier, Aujourd’hui, Demain (super nouvelle émission de Taddéi au passage)
Concernant ta grande question “un essai philosophique doit-il être vulgarisé, y perd-il sa beauté, son âme ?” je pense personnellement que oui. Après Métro, boulot… bonheur !, ce blog et avec mon livre en cours de rédaction sur la pilule c’est une ligne que je garde en tête à chaque seconde. Pour moi, si l’on a compris un concept, une chose, on peut l’expliquer à un enfant de cinq ans. Quand je vulgarise des études scientifiques c’est expliquer la chose comme je l’expliquerai à une amie à la terrasse d’un café, quand je parle philosophie c’est trouver des applications concrètes. Mon futur livre sur la pilule sera issu de plus d’une année et demie de travail (dont huit mois d’investigations à temps plein) et chaque phrase y sera limpide, accessible à toute femme qui en aura besoin. Peut-être que ce sont mes origines sociales, celles des gens que je côtoie et une vision de mon métier comme d’un service au public qui y contribuent mais, oui, je crois que la plus belle des idées si elle s’empêche de toucher la majorité des cœurs est quelque part un peu “gâchée”. C’est une remarque que j’ai faite à certains auteurs interviewés et qui m’a valu de belles volées de bois vert.
Merci pour le lien. C’est vrai que la 2e partie de la vidéo me réconcilie un peu avec son analyse pertinente, du coup plus directe, plus précise, plus accessible.
Je te rejoins sur la simplicité de l’écriture au service de l’autre et non pour s’écouter parler (terrible danger pour tout auteur !). Toujours s’imaginer qu’on parle à un pote, ou à un enfant, tu as raison.
Et je sais que tu pratiques pour avoir entamé ton livre ^^
C’est toujours un plaisir Fabien, bonne soirée à toi.